Là, on est dans l'histoire de Blanche Neige, l'histoire de Blanche Neige, ce sont des hauts et des bas, c'est une histoire de montagnes russes. A sa naissance, elle est en bas, elle perd sa mère. Pendant sa petite enfance, elle est en haut. Elle est aimée par son père, une chouette petite princesse avec une robe qui tourne. C'est de là que vient l'expression "une robe de princesse". Une robe de princesse, c'est toujours une robe qui tourne. Et ça tourne toujours dans le sens des aiguilles d’une montre. A l'adolescence, la grande adolescence, quand elle a 16 ans, cela se gâte, on est dans le bas, le plus que bas. Elle s'est regardée dans le miroir et cet idiot de miroir, cet idiot de miroir qui ne sait pas mentir, il va tout raconter. Sans méchanceté, il va dire à la reine. "Ma reine, vous êtes très belle, mais la plus belle du royaume, c'est Blanche Neige".
On se souvient de la colère, on se souvient qu'elle missionne un 1er garde qui rejette l'ordre, un second qui accepte, bien en peine à commettre l'infâme "se débarrasser de Blanche Neige". On ne sut ce que devint le 1er garde. On se souvient de la supercherie du garde qui substitue le cœur d'une biche à celui de Blanche Neige. Et qui ramène ce cœur. "Tiens ma reine!" Et l'autre, le miroir qui recommence. Il ne pourrait pas la fermer çui-là. "Ma reine, vous êtes très belle, mais le plus belle du royaume, c'est Blanche Neige"
Pendant ce temps, c'est le bas, c'est le profond du bas, la fuite dans la forêt. C'est le bas abyssal, là où il n'y a plus de lumière, juste toutes les peurs des hommes. Comme au fond des mers. Et même là, au fond du fond, il y a une petite lueur, le truc qui fait encore courir.
Heureusement, elle court.
Elle court, elle court comme lorsque l'on a peur, on a mal au ventre, ça déchire le ventre la course, on existe aussi dans cette douleur. Cela brûle mais ça vit. Cela vit !
Elle court, elle ne se retourne jamais complètement pour voir si on la suit, mais elle se retourne un peu, le moindre arbre vu ainsi dans le rétroviseur lui fait craindre qu'on la suit.
Elle court jusqu'à la maison des nains, là c'est un haut, un très haut, ça sent le feu de cheminée, le linge propre, les assiettes rangées, ça sent le ragoût qui mijote à tout petit feu depuis plusieurs heures, cette odeur, c'est l'odeur de la famille. Cela sent bon la famille. C'est une famille d'hommes, des frères. Atchoum, Simplet, Grincheux, Dormeur, Timide, Prof, et un autre dont j'ai oublié le nom. Y'en a 7, pas deux pareil, pas deux différents non plus, 7 qui s'entendent comme des larrons en foire, comme des chiens et chats mais des chiens et chats qui auraient été élevés ensemble. Comme les tomates gorgées de soleil, juste cueillies, l'huile d'olive et une pincée de sel. Ils s'aiment ces 7 là. Alors ça roule, on est dans une maison qui roule. "Roule" ici veut dire qu'il n'y a pas de fausse note, c'est là qu'arrive Blanche Neige. Et ça va durer assez longtemps. Assez longtemps pour qu'elle cesse d'avoir peur. Ici, on l'aime.
Le miroir pendant ce temps continue ces bêtises. "Ma reine, et patati et patata". Alors, l'autre la reine devenue bouffie par la chocolade et la confiture de framboise entre dans une colère noire... "Il n'y a pas seulement Blanche Neige poursuit le miroir, mais il y a la fille du forgeron devenue plus belle aussi, celle du poissonnier, jolie comme un cœur. C'est vrai aussi de la cousine du chef de garde, venue s'installer au château. Bref, "il y en a du monde qui est plus belle que toi, ma reine".
La colère noire, alors. La colère noire, c'est une manifestation de soi qui fait du bruit, c'est le pire bruit de soi, qui vient du pire endroit de soi. La colère noire, c'est comme entrer dans un musée d'origamis avec des bottes toute crottées, lourdes et marcher d'un pas sûr sur les étalages pour attraper un stylo. C'est détruire la plus belle fabrique de l'homme, ce qu'il n'a construit qu'avec l'autre et à partir de l'autre. Les origamis sont des constructions collectives bien que les hommes qui ont construit ces origamis n'aient jamais été en présence, jamais ensemble autour d’une table s'entend. « C'est parce que d'autres l'ont fait avant moi que je sais en faire autant » se disent tous les amateurs d’origami.
Je commence là où l'autre s'est arrêté, où l'intelligence de l'autre m'a conduit...
Face à cette colère, à la promesse à venir de cette colère, Blanche Neige court, elle embrasse chacun des 7 nains Atchoum, Simplet, Grincheux, Dormeur, Timide, Prof, et un autre dont j'ai oublié le nom. Elle les embrasse sans y penser, elle pense juste aux premières centaines de mètres de sa course. Elle halète déjà. Elle transpire. Par où doit-elle s’enfuir ?
Elle court, elle court comme lorsque l'on a peur et que c’est la seconde fois. Elle court très vite, elle court comme avec des bottes de 10 lieux, une foulée et hop c’est 1 kilomètre qu’elle parcourt. Cela fume sous elle, c’est comme Vercingétorix, l’herbe ne repousse pas après son passage et comme elle est belle, ce sont des fleurs qui poussent dans l’empreinte de ses pas. Elle court 100 heures sans s’arrêter. Quand elle a soif, elle se jette dans les rivières et ouvre la bouche, y’a tout qui rentre ; des poissons, des cailloux, des choux, des hiboux. Ce n’est pas grave, elle recrache tout. Parfois, c’est sûr, elle oublie de recracher un truc, c’est pas grave elle l’avale.
C’est sûr, le miroir a du mal à répéter sa litanie parce que là, elle n’est pas franchement belle, Blanche Neige. Elle tape des pieds dans la rivière, elle tape des mains et elle se rend compte qu’elle avance et plutôt vite même. Elle tape des mains comme ci et comme ça, les bras tendus. Elle nage le crawl. C’est quelque chose qu’on ignore, mais c’est ce jour là, pendant ces 10 heures-là qu’elle a inventé la nage du crawl. La nage de la brasse, ce n’est pas elle qui l’a inventée, c’est la belle au bois dormant. Mais ça, c’est une autre histoire.
Donc Blanche Neige dans la rivière à 12°C, elle nage, elle se caille un peu bien sûr, mais elle nage « ça avance de mieux en mieux, de plus en plus vite » se dit-elle ; la rivière, c’est l’Arnoult, une rivière qui existe encore et qui se jette dans la Charente, elle nage maintenant dans la Charente, une eau boueuse qui se jette dans la mer à Port de Barques. Sa nage est plus fluide, elle tape moins des bras et des jambes, elle glisse mieux. Son coefficient de pénétration dans l’eau est excellent. Y’a même des types sur le côté qui crient "Allez Poupou". Plus vite qu'à vélo dans une descente. "Allez Poupou". Là, elle passe au large des côtes de la Charente Maritime. Mince un poisson, alors Glupp. Elle glupe des algues bien entendu, des coquillages, un albatros, vaste oiseau des mers. Et les glupés se marrent dans l’estomac de la belle.
La reine apprend que Blanche Neige a été vue à Port des Barques, les côtes du royaume étaient protégées ainsi, par d'anodins pêcheurs, de modeste condition, qui relevaient tout mouvement suspect avant d'en informer les émissaires de la reine. Les émissaires de la reine galopaient alors, parfois des jours et des nuits entiers pour porter l'information et arriver épuisés au pont levis du château et annoncer que Blanche Neige avait été vue aux larges des côtes de Port de Barques, il y a de cela 7 jours, le matin. Pauvre émissaire, souvent mal récompensé, qui porte une nouvelle annonciatrice de mort.
« Ma reine, un dit haleté, Blanche Neige, l'autre matin, à Port des Barques, un village reculé de votre royaume à l'embouchure de la Charente et de la mer».
La reine qui l'apprend ne s'en émeut pas, pas extérieurement s'entend. Elle est déterminée à retrouver Blanche Neige. C'est là l'autre expression de la colère noire, l'objet convoité prend toute la place, au détriment de tout sens. Elle perdrait sa beauté dans cette course effrénée, qu'importe ! Elle vieillirait plus vite de cet acharnement qui la ronge, qu'importe. Elle se perdrait, qu'importe ! Quitte à en mourir disait-elle ?
L'objet de la colère a pris toutes les places, la vie ne se réduit plus qu'à cette quête. Vivre est devenu rattraper. La colère aveugle, fait oublier que la vie se niche partout, sauf dans la colère. La reine court à son tour, vole, nage, fait ce qu'elle peut et le fait vite, plutôt vite et bien. Il est tard lorsqu'elle s'arrête au bord d'un fleuve, à St Savinien. C'est la Charente. Le village est à une quinzaine de kilomètres à vol d'oiseau, à 1 heure à vol de mouette. C'est ce qu'elle se dit lorsqu'elle sort de son sac de quoi se sustenter.
St Savinien s'est construit sur la rive droite de la Charente, tout le long. C'est un village obligé d'être beau, un village qui se fraie un chemin dans la colère, on est en colère et sa poésie chemine en soi et en cheminant, c'est le regard de soi sur tout qui se transforme, une inéluctable émulsion qui se fait presque malgré soi mais en soi. S'asseoir sur les berges de St Savinien, c'est comme lire Bobin, c'est comme apprendre à respirer pour la 1ère fois. Sa respiration d'adulte lorsqu'étendu sur le sol du salon, le professeur de yoga initie à sa 1ère respiration d'adulte. La pierre blanche de St Savinien, le bruit que fait l'épicier à ranger ses étales en annonçant les bonnes affaires du soir, le clapotis de l'eau douce. C'est fichu, toute cette colère, toute cette énergie s'éteint subitement, comme lors d'un panne d'électricité, plus rien. La colère gît là au sol, à côté de la reine.
La reine est muette, subjuguée par l'or du soir qui tombe, d'autres sons qui ne lui sont jamais parvenus, sont audibles enfin; un hennissement, le son du dernier rayon de soleil qui s'attarde sur la façade claire de la plus haute maison et ces sons provoquent une fine houle sur la peau, l'émotion ourle. Aux sons s'ajoute le frisson du soir, j’ai froid se dit-elle, elle fait pour la première fois l’expérience du froid. Cela signifie qu’il faut rentrer maintenant. La reine se lève, elle est à 15 kms de Blanche Neige, se met à souhaiter qu'elle ne soit jamais rattrapée par la reine, elle en oublie que la reine, c'est elle et que nul ne pourra plus empêcher Blanche Neige d'être à l'heure avec elle-même. Il n'est pas tard mais il est un peu froid. La reine se met en marche, cherche un tricot, n'a pas de tricot, une drôle de marche triste, gaie, lourde mais légère. Une marche de contrastes qu'il faut bien se coltiner. La reine a rendez-vous. Ce qu'elle a cru être son besoin était son empêchement.
Blanche neige, elle, traverse l’Atlantique, c’est long. Elle est arrivée à un point d'équilibre, c'est une nage en aérobie.
Maintenant, c’est une plage. Le sable, c’est pénible à recracher, on est obligé de faire pff et pff et pff encore en allongeant les lèvres, on ressemble à rien, on a la bouche en cul de poule. Blanche Neige a fini de fuir, elle avance pleinement. Elle a couru une nuit de plus. Maintenant, c'est l'aube. Enfin, c'est pas l'aube, c'est avant. Moment de négociation. Cela chuchote entre chiens et loups, ça se chamaille sur les petits riens, la nuit négocie pas à pas, c'est un champ de batailles cet avant aube. Quelle aventure que ces seuils à franchir. Champs de bataille entre ombre et lumière, sons et silence. Pas encore l'énergie du jour et pourtant c'est en cours. Cela ouvre les yeux, ça s'ébroue. On entend le frottement des paupières, ça s'ébroue dans l'initime des couches. Lèvera, lèvera pas ? Lèvera bien sûr mais ça se fait prier. C'est d'abord un souffle, des frémissements, c'est épais l'avant aube. Pas du murmure encore, un souffle, des frémissements, un geste délicat. Blanche Neige a couru en chaussons tout le long de cette négociation, moins vite donc. Elle a pris le temps de s'y faire. C'est tellement, un jour qui se lève ! Une course à la foulée plus ample. Doucement ma belle. Blanche Neige a rendez-vous.
Bien sûr elle sait où elle va, elle va tout droit. Toujours tout droit. Les rendez-vous avec soi-même, c’est tout droit. Les arbres, les forêts, les trucs, les machins. Allez hop tout droit. Elle a épuisé les chevaux, franchi les déserts, parcouru les mers. On est à la 59ème minute de la dernière heure. Elle fait fissa. Ça s’égrène dans sa tête.
Sa course s’est ralentie, elle a pris le temps de se rafraîchir un peu sous un orage d’été, s’est mirée dans l’eau d’un étang à l’occasion d’un éclair, s’est séchée avec un alizé. L’ombre du château s’impose à elle dans le très loin. Ses bottes de 10 lieux l’y conduisent. Elle change de saison une fois de plus. Un second orage la cueille et l’accueille, un orage froid d’hiver.
Elle se hisse, çà colle sous les doigts, c'est le caramel qui a servi à fixer entre eux les choux, de délicieux choux à la crême. Le premier rang de choux se gravit vite, le second aussi, le reste de l'ascension est plus hasardeux, et puis il y a le vertige. C'est haut. Elle y est presque, un petit socle de bois l'attend, ho hisse, la saucisse, se chuchote-t-elle entre les dents. Elle tracte sur les bras, ça fait les muscles, elle s'arrache à la fatigue et à la pesanteur. Ayé, elle est en haut. Toute fière en haut de la pièce montée.
Fichu le brushing, Blanche Neige est à l’heure !