4 janvier 2008, un an plus tard. Nous dormons chez Laure, Nina vient me chercher dans ma chambre, « Viens, dit-elle, papou est là dans ma chambre, assis sur mon lit ». Je la suis. Il est parti me dit-elle. Il a guéri son cancer.
4 janvier 2008, un an plus tard. Nous dormons chez Laure, Nina vient me chercher dans ma chambre, « Viens, dit-elle, papou est là dans ma chambre, assis sur mon lit ». Je la suis. Il est parti me dit-elle. Il a guéri son cancer.
20 mai 2007, 4 mois plus tard. Je m’endors dans un taxi, nous nous rendons depuis Bangkok à un temple bouddhiste situé à une centaine de kilomètres. Il faisait très beau. On avait traversé un joli village où j’avais souhaité que l’on s’arrête pour rejoindre le marché. L’heure de notre départ, très matinale, avait permis d’assister au départ de leur temple des moines bouddhistes en quête de leur nourriture pour la journée.
L’on me réveille à notre arrivée, je suis en pleurs, en colère. Je rêvais de papa. Je venais de le retrouver, il avait les mains derrière le dos, une position qui lui était familière et il regardait des amis jouer aux cartes devant lui, de l’autre côté d’une vitre. Il souriait. J’ai tout de suite eu besoin de téléphoner à maman, je suis en joie « maman, j’ai une chose un peu étonnante à te raconter, j’ai eu des nouvelles de papa, il va bien ».
4 janvier 2007
6 heures du matin, le téléphone sonne, je suis à Bordeaux, papa est mort dit Béatrice. Besoin de silence alors. Ne pas prendre la route de suite.
3 janvier
Hiver 3
Mon père hier à l'hôpital de Saintes, j'ai repris le travail hier matin, j'ai eu besoin de quitter Pont l'Abbé plus tôt, rentrer chez moi, vite chez moi, pour sortir de l'espace de la maladie. Un environnement maladie qui rend tout malade. Le trajet en voiture ne m'apaise pas de suite, j'appelle Sophie depuis la voiture, cet appel me permet de passer et de penser à autre chose, et elle qui me propose de passer les voir et que j'appellerai quelques heures plus tard pour repousser le rendez vous Ciné que l'on s'était donné.
Je suis hier soir à l'hôpital, Bouzid a tenu à m'y conduire. Il est venu me chercher au travail, ne voulait pas que l'on prenne la voiture. Lorsque j'arrive dans cet hôpital vétuste, papa a été installé dans une chambre de 3, deux autres hommes discrets, c'est l'heure du repas. Papa tient une fourchette dans la main, les pics vers le plafond, vides, comment ont-ils pu le laisser seul, lui qui n'a pas la force de manger, je suis en colère, je contiens cette colère pour lui sourire, prendre de suite une voix enjouée, c'est ce qu'expliquait le ventriloque que j'entendais dans une émission consacrée à la voix, capable de faire immédiatement le choix de la bonne voix, j'ai ma bonne voix, "bonjour papa, je vais t'aider, tu veux que je t'aide ?"
Oui bien sûr me dis-je. Lui acquiesce d'un mouvement de tête.
Comme on se retrousse les manches. Allez hop, au boulot. Tiens donne papa, je suis toujours dans la colère, je finis d'aider papa et je vais dans le local des infirmières demander des explications, exiger une autre prise en charge, une autre aide. Mon père a besoin d'aide, pas qu'on lui signifie devant une assiette de purée inaccessible son incapacité à se débrouiller seul pour quoi que ce soit.
C'est d'abord lui qui m'adoucit. C'est bon dit-il de sa faible voix, je suis content de manger, il répète que c'est bon. Le dira trois ou quatre fois dans l'heure que je passerai avec lui. Jamais il n'a parlé d'un tel plaisir à la maison, il est à l'hôpital depuis le matin, maman est déchirée par cette décision qu'elle a prise et que j'encourageais à prendre. Nous échangeons plusieurs phrases. Ca non plus, pas fait depuis plusieurs semaines. Comme un retour de la vie, de sève dans ce petit corps décharné.
Ma colère fond, papa va mieux que ce que j'ai vu ces dernières semaines, l'hôpital lui convient mieux, j'en suis convaincu. Ne pas chercher à l'en sortir de suite. Maman et Béatrice peuvent en profiter pour dormir un peu à la maison. J'appelle l'infirmière quand papa me demande de l'accompagner aux toilettes, je l'appelle à cause de la perf, et de l'état de faiblesse que je lui suppose.
Et puis parce que je n'y arrive plus. Je n'arrive plus papa à t'aider.
Une jeune femme un peu ronde, d'une trentaine d'années arrive de suite alors qu'elle dînait, dit que ce n'est pas grave, Bouzid vient de l'interrompre. Elle est là rassurante, sachant s'y prendre, demandant à papa des choses que je n'aurais pas osées. Papa chemine, elle le soutient, traîne les pieds, appuyé à la perche de la perf. Se débrouille très bien, est assis sur les toilettes. Faible ! Une posture qu'on lui connaît bien. Les coudes en appui sur les genoux, juste en équilibre, ne pas tomber, assez stable dans cette position si proche de la rupture. Frêle corps en équilibre. Ces moments lui conviennent bien, sont des moments de repos, il n'a pas peur de faire sur lui, les toilettes sont un espace sécurisant, je l'entrevois dans un entrebâillement. L'infirmière reviendra dans quelques minutes. Ma colère a disparu, la manière qu'à le personnel soignant d'habiter ce lieu est rassurante, j'en oublie la vétusté.
L'infirmière revient quelques minutes plus tard, mon père est entre de bonnes mains. A mangé 5 cuillérées en tout, 3 de purée, 2 de compote. Je reste une heure, papa est épuisé par cet effort. Bonne nuit papa. Merci Bouzid.
2 janvier
Suis dans les allées d’une librairie à Bordeaux, ai eu besoin de cette pause, y suis seul dans l’émotion de papa. Je suis avec eux à Pont l’Abbé, je pense à Béatrice, à maman. C’est l’anniversaire de Béatrice. N’ai pas la force de l’appeler. Comment lui souhaiter quelque chose de doux ?
28 décembre
Le lavoir de Geay
Tous ces week-ends passés à Pont l'Abbé. Maman m'envoie chercher des pommes chez Aubert, du pain chez le boulanger du village chez lequel je n'étais pas allé depuis plus de 10 ans sans doute. Je me rends compte que je me familiarise avec le village, ses habitants, que j'ose davantage m'y montrer, y être naturellement sans craindre de croiser mes amis d'enfance ou les personnes que je connaissais. Je m'y habitue, redeviens d'ici. Me sens d'ici de plus en plus. Y'a quelque chose de l'ordre de l'apprivoisement, je m'habitue, le village aussi s'habitue. Des repères s'y construisent. Je me rendrai compte plus tard que le village me manque.
Une pratique corporelle du village qui passe par des circulations, plutôt passer par là mais plus par évitement, parce que le village impose ses circulations.
Je repense à Francis, notre voisin et à Manon, la femme de Marc, le frère de papa, qui passent à la maison rendre visite à papa, tous deux bouleversés par la vision de papa, son état de faiblesse. C'est bien le moment de s'intéresser à papa. Je sais leur bouleversement sincère.
Le défilé va-t-il commencer ?
Allez m'ssieursdames, la visite va commencer. D'abord bien identifier les objets nouveaux de cet univers : là un lit médicalisé "tiens maman, tu montres comment on relève la tête du lit électriquement", merci maman.
Approchez m'ssieursdames "maintenant le malade". Et l'air contrit à chaque fois. Ca veut dire quoi faire acte de contrition. Définition du Hachette "pour les chrétiens, repentir sincère d'avoir péché". Je les sais "sincères" cela n'en reste pas moins insupportable.
On va peut-être trier tout cela comme les pommes.
Bon alors les contrits par ici, plutôt là m'ssieursdames, les cons, plutôt par là, vous passerez en dernier, y a-t-il encore des cons parmi vous, oui vous, par ici monsieur je vous en prie, vous connaissiez papa, non même pas, bon ben qu'est ce qu'on fait, ça vous occupe ? Ben si ça vous occupe, restez donc un moment mais je sais pas si vous aurez de la galette. Ne poussez pas m'ssieurs dames, y'en aura pour tout le monde, papa va pas se barrer. Oui oui je sais pour les cons, qu'un "con en soi" n'existe pas, que tout cela est relatif. Certes, bon ben les cons relatifs par rapport à moi et tout et tout, mettez vous plutôt là. Oui là.
Et puis ceux que ça fait plaisir de voir qui ont toujours été là, seront là après. Jacqueline pourtant si décriée par maman, Alice si discrète, G. si malheureuse. Et d'autres bien-sûr.
Ce retour au pays change quelque chose en moi, tenté d'écrire "transforme en moi", ce que Merleau Ponty appellerait "mon être au monde", j'y redécouvre mon pays, ma région, ses pierres que j'aimais, son calcaire, son architecture, sa nature. Je rapproche cela, en relisant ce texte 3 ans plus tard, de ce que Nicole disait au sujet de notre appartenance religieuse. Nous sommes chrétiens disait-elle qu’on le veuille ou non. Peut-être est-on d’un lieu de la même façon ? Qu'est ce que c'est gnangnan, peut-on être autre chose que gnangnan dans l'évocation de ses propres émotions ? C'est sans doute le premier jet qui est gnangnan, il me faudra le reprendre.
Je ne connaissais pas le lavoir de Geay que je découvre au sortir de chez Aubert, intrigué par le lieu que je n'arrive pas à "ranger", à mettre dans une de mes catégories mentales. Je ne le trouve ni beau, ni fort, n'ai pas d'émotion particulière, je le sais là depuis plusieurs dizaines d'années, plus d'un siècle sans doute, et là encore plus tard, bien près nous. Le vigny qui est en moi se réveille. Je l'imagine au printemps à l'aube ou en soirée plutôt. Un lieu doux au printemps. Sa force doit plutôt se dégager en soirée. L'eau y est-elle potable ? Je ne me hasarderai pas, est-ce une source, sont-ce des sources qui alimentent les lavoirs ? Toutes les sources sont-elles potables ? L'église de Geay était fermée. Geay est un village à côté de Crazannes, connu ici pour ses carrières de pierres.
J'aimerais bien avoir une maison dans l'un des villages d'ici, un village avec un marchand de journaux. Une maison avec une cheminée. Et un cache devant quand je ne m'en servirai pas. Comme ici quoi !
Je n'y arrive pas
Maman énumère ce que papa lui a demandé depuis hier soir, verre d'eau, serviettes propres, deux fois aux toilettes, galette hier soir, jus d'orange ce matin, café ensuite mais rien ne rentre, le corps ne laisse plus rien rentrer, pas faim, pas envie, envie de rien juste dormir, pas de partir mais envie de rien, de dormir, une fatigue irrésistible alors que les autres envies s'en sont allées. Devant tout ce que maman a sorti, alors qu'elle l'encourage à prendre quelque chose, papa s'excuse "ne me bouscule pas, je n'y arrive pas".
27 décembre
Guibert encore
Le sentiment de connaître tout cela, parce que la maladie m'a déjà été décrite par Guibert, la maigreur, les gestes lents, l'image de ce corps décharné que Guibert nous invitait à trouver beau. Et puis une écriture au jour le jour, comme ce journal d'hospitalisation, Cytomégalovirus, c'est l'image du corps en guerre que je ne retrouve pas là dans l'expérience que traverse papa. Peut-être parce que papa n'est pas en guerre, il est battu par la maladie, abattu par la fatigue. Comme une vieillesse qui se serait soudain accélérée. La mort n'est pas encore là, ce n'est pas elle qui le terrasse. La mort vient après. Elle prend ce qui est là, le corps. Là c'est la maladie, une maladie silencieuse, il y a beaucoup de sérénité chez papa, en lui, des gestes d'une extrême lenteur quand il se lève pour aller aux toilettes. On parle de garniture plutôt que de couches, ça y est j'ai retrouvé le mot que maman utilisait. Le lit médicalisé arrive demain.
Préserver les enfants de tout cela, Gaëlle disait que les enfants devaient sentir des choses, bien sûr je ne pensais pas à cela et pourtant leurs journées à elles tournent beaucoup autour de cela. Elles traversent la chambre, viennent m'y voir pour demander quelque chose, "je t'aide ?" demande Charlotte plutôt que de dire "tu m'aides ?". Aujourd'hui cinéma à Saint Savinien pour Nina, Marc et Marie. Et ce soir Cirque.
Mais peut-on parler d'expérience, bien sûr que non. Papa ne traverse pas une expérience, papa est en fin de vie, nous partageons les derniers jours de la vie de papa dans aussi peu de partage, que faut-il faire, se rendre à son chevet, rester à son chevet. Interrogations. Quelques mots échangés chaque jour, prononcés par nous, lentement, pour que les mots parviennent à son cerveau, puis se transforment en sens. Et évoquent ou non quelque chose.
Le lit médicalisé arrive demain, le déambulateur aussi, mobiliser papa sera un peu plus facile.
Hiver 2
C'est à de menues choses que je mesure le déclin ; chaque jour une capacité se perd, aujourd'hui, papa n'arrive pas à se tenir assis. Les conséquences se mesurent toutes en perte d'autonomie. Il ne peut plus se baigner, on ne peut plus l'aider à s'assoir dans la baignoire, sa toilette devra se faire dans le lit même,
nos gestes deviennent plus techniques, comment retourner la personne dans le lit, dans le langage, papa devient complément d'objet, on s'occupe de lui, le retourne, et pourtant tellement sujet, sujet là, présent.
Ill ne peut plus boire depuis le bord de son lit, le tenir en permanence, les escarres vont apparaître, il n'ira bientôt plus aux toilettes.
On meurt d'une succession de petites pertes.